Sophie Guignier

mars 15, 2015 at 8:52 pm

La courbe d’adoption des technologies revisitée à l’ère du digital

La courbe d’adoption des technologies revisitée à l’ère du digital

Depuis sa première édition de Diffusion of Innovations en 1962, Everett Rogers a modélisé cette courbe d’adoption des technologies :

techno adoption life cycle original

Peu de modèles viennent contredire cette courbe universelle. Pour résumer, une technologie nouvelle, une innovation est toujours adoptée d’abord par un groupe d’innovateurs qui ne sont pas averses au risque ni au changement. Puis viennent les ‘early-adopters’ qui sont plutôt technophiles. Cependant cette frange de la population n’appartient pas à la catégorie des innovateurs, sans doute parce qu’elle ne fait pas partie de la communauté des premiers informés, en veille permanente sur l’innovation, mais aussi parce qu’elle est plus averse au risque ou au changement et a besoin de preuves de concept avant d’adopter une nouvelle technologie. Puis vient la majorité des utilisateurs. C’est le moment où la technologie atteint le grand public. Cette majorité est divisée en deux : la majorité précoce et la majorité tardive (les premiers équipés et les seconds). Ce qui distingue ces deux segments est sans doute comme précédemment une notion d’aversion au risque ou au changement plus ou moins grande. Enfin le dernier segment, les retardataires, sont les réfractaires au changement qui n’ont pas forcément perçu les bénéfices de la nouvelle technologie alors que celle-ci a globalement conquis l’ensemble de son marché cible. On peut noter cette courbe ne fixe pas de norme de quantité pour l’adoption d’une technologie. On est à nouveau ramené à la notion de marché cible ou de tribu / communauté. La technologie a un marché d’adoption bien défini. Dans le digital le marché potentiel est mondial. Pourtant certaines technologies ne s’intéresseront qu’à une portion de ce marché. De même l’axe des abscisses ne fixe pas d’échelle de temps. Selon le type d’innovation et le marché cible, l’innovation peut mettre quelques semaines à plusieurs années à suivre l’ensemble de son cycle.

Les innovations digitales suivent ce même processus, à ceci près que, sur le principe habituel du test and learn, l’innovation n’est pas nécessairement mature quand le cycle commence ni le marché cible complètement défini. Prenons l’exemple récent des Google Glass, extrêmement attendues des geeks comme du grand public. Les Google Glass nous ont fait miroiter pendant plusieurs mois l’arrivée de la science-fiction dans notre vie courante avec l’avènement de la réalité augmentée disponible pour chaque individu à tout moment de sa vie. Le lancement des Google Glass a commencé par les innovateurs qui ont eu accès aux prototypes et ont permis à Google de continuer leurs tests grandeur nature. Puis la mise sur le marché en avril 2014. La production est limitée. Seuls quelques heureux élus peuvent s’offrir les Google Glass pour environ 1500$ . Les Google Glass rentrent dans la phase des early-adopters alors qu’on ne sait même pas encore vraiment quels bénéfices vont pouvoir en tirer leurs utilisateurs puisque les développements d’applications pour Google Glass sont encore au stade embryonnaire. Et la courbe semble s’arrêter là pour les Google Glass. En novembre 2017, Google Glass semble renoncer à la vente de ses lunettes pour le grand public . Sans doute l’opportunité de marché semble-t-elle moins grande au géant américain suite à ce premier essai de pénétration, Google semble se tourner vers une application plutôt B2B de ses lunettes. Tirons toutefois notre chapeau à ce cas d’école d’une société qui arrive à créer une telle attente du marché, une telle frénésie, pour un produit qu’elle-même fantasme encore et qu’elle va choisir à peine quelques semaines plus tard de dé-prioriser. L’exemple des Google Glass vise à montrer que cette courbe d’adoption des technologies, si elle reste vraie, est aujourd’hui soumise à la rapidité de mise sur le marché des technologies qui ne sont pas encore nécessairement matures. J’en ai déduit une potentielle déformation de la courbe dans ce sens :

1 techno adoption modifie

La phase des early adopters serait relativement allongée par rapport aux autres phases puisqu’elle correspond à toute la phase de maturation de l’innovation, de test and learn.

En fait, en zoomant sur la courbe des early adopters, on pourrait aussi lui appliquer une déformation spécifique aux technologies digitales. La courbe d’adoption par les early adopters n’est pas si linéaire. Le digital provoque en général un engouement à l’annonce de la sortie de nouvelles technologies qui provoque une ruée vers l’or. Or l’innovation n’est pas stabilisée. De plus en plus fréquemment les éditeurs d’applications, fondateurs de startups et créateurs de technologies suivent les principes développés Eric Ries dans son livre The Lean Startup. Ils mettent donc sur le marché un « produit minimum viable » afin que le marché (alors constitué des early adopters) teste le produit, montre son appétence. Sur le principe du test and learn, le produit est alors amélioré, corrigé, voire effectue un pivot stratégique. Cette phase peut conduire à une déception de la communauté des early adopters dont l’appétence pour le produit diminue. Ce phénomène est illustré dans la courbe du Hype Cycle for Emerging Technologies développée par Gartner, présentée ci-dessous.

gartner hype cycle

La courbe comporte 5 phases : les phases d’enthousiasme mentionnée précédemment et appelée par Gartner ‘technology trigger’ et ‘peak of inflated expectations’, puis la phase de déception face à une technologie non stabilisée (‘trough of disillusionment’). Puis une fois la phase de test and learn passée, le produit retrouve l’intérêt de la communauté (‘slope of enlightenment’) et se stabilise (‘plateau of productivity’). En intégrant cette nuance proposée par le cycle de Gartner dans le cycle de Rogers on obtient cette nouvelle forme pour la courbe d’adoption spécifique au digital.

2 techno adoption + hype

Une fois l’innovation stabilisée alors l’adoption par la majorité peut commencer. Vous aurez également noté que j’ai raccourci les périodes de majorité précoce et majorité tardive. Cela me semble être encore une spécificité du digital où la diffusion de la technologie se fait de manière beaucoup plus rapide que dans les circuits traditionnels. Ainsi, une fois le laps de temps entre les précoces et les tardifs peut selon moi être considérablement raccourcis vs les technologies non digitales. D’ailleurs je n’aurais sans doute fait aucune différence entre la majorité précoce et la majorité tardive en termes de temps. J’ai toutefois gardé la distinction car il me semble qu’un facteur important peut faire la différence entre la majorité précoce et la majorité tardive : c’est le double effet de l’appétence aux nouvelles technologies et du pouvoir d’achat. Aujourd’hui, au moment où l’innovation commence à pénétrer le marché de masse, on sait que son prix ne cessera de diminuer. C’est une obsolescence quasi programmée des innovations. On sait pertinemment en achetant son iPhone 6 que dans une année au plus un iPhone encore plus performant viendra le détrôner. Alors le prix de l’iPhone 6 baissera d’autant. Le coût d’acquisition d’un produit technologique baisse rapidement donc rapidement. On peut donc imaginer que la différence entre les précoces et les tardifs soit d’une part liée à son appétence technologique mais aussi à son arbitrage prix / consommation immédiate. Ainsi, comme le montre le graphique que j’ai ajouté à ma courbe d’adoption modifiée, le début de la majorité tardive coïnciderait avec le début de la baisse du prix de l’innovation concernée.

3 techno adoption + hype + prix

J’ai beaucoup parlé dans ce paragraphe des appareils connectés (mobiles, lunettes) mais cette courbe vaut également pour les applications, les modes de travail, les phénomènes de mode, etc… Je me suis amusée à essayer de cartographier quelques éléments que nous avons déjà traités sur cette courbe et en voici le résultat :

4 techno adoption + hype + exemples

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Sophie Guignier

sophie guignier

Directrice Adjointe du MBA Digital Marketing & Business de l’EFAP (MBADMB)
Formation initiale HEC (H04),
Manager marketing & stratégie au sein du start-up studio adVentures